« Le sentiment de mystère est le plus beau qui nous soit donné d’éprouver. Il est la source de tout art et de toute science véritable. »
Albert Einstein
Quoi de mieux qu’un grand mystère pour attiser les feux de la création ? Une énigme fascine, excite l’imagination, offre une multitude de versions possibles d’un réel incertain. Dès lors, est-il vraiment si étonnant de voir un brillant chorégraphe s’inspirer d’un mystérieux drame pour l’une de ses plus grandes créations ? Mayerling, le titre du ballet dont nous vous parlons aujourd’hui, est aussi le nom du pavillon de chasse dans lequel, le 30 janvier 1889, fut retrouvé mort l’archiduc héritier de l’Empire austro-Hongrois. Suicide, meurtre ? C’est en tout cas l’histoire d’un homme écrasé par le poids des conventions et du devoir qu’a voulu retranscrire par la danse le chorégraphe Kenneth MacMillan. Libératrice ou destructrice, soumise aux codes sociaux ou empreinte d’une liberté guidée par la passion, elle nous emmène au-delà du brouillard, et tente de donner une explication au geste de l’archiduc. Une version intense et profonde, à découvrir cette saison sur la scène de l’Opéra national de Paris.
Les circonstances mystérieuses de la mort de l’archiduc héritier de l’Empire austro-hongrois ont fait couler beaucoup d’encre et restent encore difficiles à éclaircir aujourd’hui. Rudolf est en effet retrouvé mort avec sa maîtresse Mary Vetsera dans la chambre de son pavillon de chasse. Certains proches de la famille impériale, notamment l’impératrice Eugénie, parlent d’un meurtre doublé d’un suicide : face aux menaces de son père, l’archiduc aurait décidé de quitter Mary Vetsera, mais cette dernière lui aurait révélé sa grossesse. Le couple aurait alors pris la décision de mourir ensemble. D’autres critiques sont même allés jusqu’à affirmer que Mary et Rudolf étaient frères et sœurs, ce qui les aurait poussés au suicide en apprenant la grossesse de Mary.
La famille impériale, quant à elle, a tout mis en œuvre pour cacher la présence de Mary Vetsera aux côtés de Rudolf afin de préserver l’image de la dynastie.
Il a aussi été affirmé que les amants ont été victimes d’un meurtre, en prenant pour preuve des traces de lutte sur le corps de l’archiduc, la fenêtre de la chambre forcée de l’extérieur et le mobilier renversé. L’impératrice Zita aurait ainsi avancé que Rudolf avait été liquidé pour avoir refusé de participer à un complot contre son père. Une version différente laisse penser que ce meurtre aurait été commandité par Bismarck, inquiet des opinions politiques de l’archiduc sur l’Autriche-Hongrie et sur la France.
Face à cette multitude de versions, Mac Millan a fait le choix de nous conter celle du suicide de l’archiduc et de sa maitresse, sans mentionner une possible grossesse. Le ballet nous donne ainsi à voir la vie dissolue menée par le Prince Rudolf, à contre-courant de l’étiquette sévère que la cour de Vienne impose à son rang. Fiancé de force à l’infante Stéphanie de Belgique, pour laquelle il n’éprouve rien, il tente de séduire la sœur de la mariée, la princesse Louise, sous les yeux scandalisés de ses beaux-parents et de sa future épouse. Le soir de sa nuit de noces, il violente Stéphanie avant de la traîner dans une taverne mal fréquentée. Il rencontre à cette occasion la jeune Mary Vetsera, qu’il commence à fréquenter en secret.
Après avoir accidentellement tué un membre de sa cour à force de tirs déraisonnables lors d’une partie de chasse, Rudolf prend la décision de se retirer dans le pavillon de Mayerling avec quelques amis et Mary Vetsera. Un peu plus tôt, Mary et lui avaient pris la décision de se donner la mort ensemble. Dans la chambre qui sera leur dernier refuge, la jeune femme tombe dans les bras de l’archiduc. Après une dernière étreinte, ce dernier lui tire dessus avant de se tuer à son tour.
Faire le choix de raconter le suicide de l’archiduc, c’est tenter de comprendre les émotions et la logique du geste qui ont mené les amants à la mort. Le ballet nous donne à voir un Rudolf indomptable certes, mais surtout écrasé de toutes parts par des obligations qu’il déteste. Marié de force, il se perd dans la luxure des lupanars pour échapper à son devoir.
Ses idées libérales sont constamment rejetées par son père, qui le sermonne à chaque incartade. Dans le ballet, il est à la fois confronté à la pression de ses amis Hongrois, qui plaident en faveur de l’indépendance de leur pays, et sermonné par le Premier Ministre, qui lui reproche d’appuyer leur révolte en écrivant des pamphlets. Tiraillé entre devoirs et envies, esclave de ses désirs et anéanti par le sentiment de déception qu’il provoque chez ses proches, le Rudolf qui s’éteint brutalement après un dernier pas-de-deux avec Mary meurt en homme acculé, pris au piège de sa propre vie. La danse imaginée par MacMillan fait se côtoyer des moments de séduction, de détresse et des exercices de représentation. Elle propose une alternance de pas de deux intimes et de grandes parades fastueuses. Elle impose parfois un respect absolu des codes classiques, qui soudain laisse place à un abandon poignant des corps, expression de toute la dualité de ce personnage pris entre deux feux contraires.
La musique du ballet est en fait un ensemble composite de pièces de Franz Liszt, retravaillées et agencées par le compositeur John Lanchbery pour coller le plus efficacement à l’intrigue.
Ce ballet néo-classique dont le sujet, très axé sur la psychologie du personnage central, frôle le drame romantique nécessitait bien-sûr un musique intense capable d’appuyer de sa gravité la narration du funeste destin de Rudolf. Dans les extraits sélectionnés par MacMillan et son arrangeur, vous reconnaîtrez peut-être des œuvres aussi diverses que la Symphonie de Faust, La valse de Méphisto, Soirée de Vienne ou encore certains extraits des Douze études transcendantales.
Lanchbery dira à ce propos : « D’une manière générale, j’ai ratissé large, non seulement parmi la vaste quantité d’œuvres pour piano, grandes et petites, précoces et tardives mais aussi parmi les merveilleux poèmes pour orchestre, une forme musicale inventée par Liszt lui-même ». Toutes ces pièces ont un point commun : elles font partie des compositions les plus théâtrales et dramatiques de la musique du père de l’impressionnisme au piano et peuvent traduire toute la complexité du personnage de Rudolf.
Nous espérons vous retrouver nombreux le 12 novembre prochain au Palais Garnier, pour découvrir ce chef d’oeuvre du répertoire néo-classique.
Image
Titre : Naïs Duboscq (Louise)- Hugo Marchand (Prince Rodolphe)
Copyright : Ann Ray / Opéra national de Paris