C’est dans les coulisses d’une représentation de Mayerling au Royal Opera House de Londres que Kenneth MacMillan a rendu son dernier souffle en 1992. Cette scène fatidique, qui évoque à bien des égards la légendaire mort de Molière quelques siècles plus tôt, en partage tout le symbolisme. En effet, quel chorégraphe fut, à l’égal de MacMillan, capable de fusionner avec tant de brio et tant de cohérence, le réel dans ce qu’il a de plus tragique et l’art dans ce qu’il a de plus grandiose ?
Kenneth MacMillan est né le 11 décembre 1929 à Dunfermline, en Écosse. Il a passé son enfance dans une famille modeste et a déménagé à Great Yarmouth, en Angleterre, à un jeune âge. C'est là qu'il a développé un intérêt pour la danse, bien qu'il n'ait commencé à danser que relativement tard.
En effet, le ballet était loin d’être considéré comme une discipline adaptée à un jeune garçon, et MacMillan dut d’ailleurs longtemps cacher ses leçons à ses camarades - au risque d’associer profondément la danse à un sentiment de mal-être qui devait plus tard se révéler dans ses chorégraphies les plus célèbres.
Sa formation professionnelle a débuté lorsqu'il a rejoint la Sadler's Wells Ballet School (qui deviendra plus tard la Royal Ballet School) en 1946, à l'âge de 17 ans. Sous la direction de Frederick Ashton (chorégraphe mythique de La Fille mal gardée) notamment, MacMillan a été formé dans la tradition classique stricte.
Les témoignages de l’époque nous peignent ainsi le portrait d’un danseur à la technique exceptionnelle, exécutant avec brio des rôles secondaires dans La Belle au bois dormant (pistes 1-2), La Sylphide (pistes 3-4) ou encore Ballet Impérial de Balanchine, de nouveau sur la musique si classique de Tchaïkovski (piste 5). Toutefois, le danseur développa rapidement un sens aigu du trac ; handicap qui contribua sans doute à réorienter très tôt sa carrière vers la chorégraphie.
La décennie suivante fut riche en création pour de prestigieuses institutions telles que le Royal Ballet ou encore l’American Ballet Company. Toutefois, un différend avec le board du Royal Opera House à propos d’une possible mise en ballet du Chant de la terre de Mahler (piste 6) bouleversa la trajectoire du MacMillan.
Sur l’invitation de son ami John Cranko (Onéguine), alors directeur du ballet de Stuttgart, MacMillan s’envola pour l’Allemagne dans les années 1960 et monta avec succès ce ballet tant désiré, avant de prendre la direction du Ballet du Deutsche Oper de Berlin.
En Allemagne, MacMillan poursuivit son exploration du style classique, produisant de nouvelles adaptations chorégraphiques d’incontournables du répertoire comme La Belle au bois dormant ou Le Lac des cygnes, renouant ainsi avec l’héritage classique de Tchaïkovski (pistes 7-8). Ces années passées à Berlin furent également l’occasion pour lui de s’essayer au genre du grand ballet narratif : ainsi vit le jour Anastasia, d’après la vie de l’actrice Anna Anderson qui se fit fameusement passer pour la princesse russe dans les années 1930.
MacMillan avait trouvé son style, et reproduisit le miracle avec Manon, Mayerling ou encore Isadora (d’après le destin tragique de la ballerine Isadora Duncan), lors de son retour à Londres dans les années 1970.
Toutefois, lors de toutes ses expériences de création, et contrairement à certains de ses contemporains, MacMillan n’abandonna jamais son héritage classique. C’est même à la grande tradition de Marius Petipa qu’il revint dans les années 1980 quand il remonta Le Prince des Pagodes, sur une musique de Britten (pistes 9-10), allant jusqu’à incorporer des citations de la chorégraphie originale de la Belle au bois dormant.
Ce ballet fut également l’occasion pour le chorégraphe de renouer avec le conte de fées, mis à l’écart dans ses précédentes créations, mais symbole incontestable de la permanence dans l’imaginaire de MacMillan du patrimoine classique.
En effet, dès ses premiers essais chorégraphiques, MacMillan fit le choix de s’éloigner des thèmes conventionnels du ballet, pour partir à l’exploration de sujets plus sombres, plus ambigus ou plus provocants, jusqu’alors maintenus à distance de la scène classique. Ainsi de The Burrow (1958) sur l’inquiétant concerto pour sept instruments de Frank Martin (piste 11), dans un huis-clos étouffant qui rappelle à bien des égards la réclusion d’Anne Frank et de sa famille ; ou encore de The Invitation (1960), sur une musique originale et résolument moderne de Matyas Seiber (piste 12), qui ne cède pas devant l’audace de représenter un viol sur scène.
De même encore d’Anastasia qui, loin des tropes féériques popularisés par un célèbre dessin animé, prenait le parti sur un savant panaché de musique orchestrale (piste 13) et électronique, de mettre en scène la face sombre de la fameuse usurpatrice Anna Anderson, son internement psychiatrique, sa descente aux confins de la schizophrénie et son identification morbide à la princesse Romanov assassinée en 1918.
L’exploration de la psyché torturée de ses personnages, le plus souvent des anti-héros, constitue le fil rouge de l’imaginaire narratif de MacMillan.
Cet intérêt marqué pour la faiblesse et le vice inhérents à la condition humaine se rend manifeste dans des ouvrages comme Les Sept Péchés capitaux (Kurt Weill, piste 14), jusqu’à The Judas Tree (Brian Elias, dont vous pouvez écouter le style en piste 15), sa dernière pièce chorégraphique, consacrée à la trahison de Judas ainsi qu’à ses remords fatals. Au demeurant, même des ballets abstraits comme les Danses concertantes (Igor Stravinsky, piste 16) ne manquent pas de laisser planer sur la scène comme l’ombre d’une violence sourde, ou d’une sensualité menaçante.
C’est toutefois dans ses grands ballets narratifs que MacMillan a pu laisser se déployer sa fascination pour les pulsions et les névroses de ses personnages, ainsi que pour la représentation de leurs conséquences.
Dès Roméo et Juliette (Sergei Prokofiev, piste 17) ainsi, le chorégraphe prit le parti de s’émanciper des représentations chastes et stylisées des deux amants maudits, pour en proposer un portrait radicalement plus charnel, passionné, affolé.
Manon, d’après le célèbre roman de l’abbé Prévost et sur un florilège de musiques réorchestrées de Jules Massenet (pistes 18-19), ne résiste pas moins à la tentation de montrer toute la crudité de la relation d’amour, de concupiscence et d’emprise qui se joue entre le chevalier Des Grieux et Manon Lescaut. Dans son ballet, les salons de la haute aristocratie parisienne côtoient la misère sociale des rues et des prisons ; et les violences que le geôlier impose à Manon au dernier acte sont mises en scène sans concession.
Mais la noirceur de l’imaginaire de Kenneth MacMillan est la plus manifeste dans Mayerling sur la musique toute hongroise de Franz Liszt (pistes 20-21), inspiré de la mort tragique de l’archiduc d’Autriche-Hongrie Rodolphe et de sa maîtresse Marie Vetsera dans un des pavillons de chasse du jeune prince débauché ; et dont les circonstances ne furent jamais élucidées.
C’est d’ailleurs avec une radicalité inouïe que le chorégraphe choisit de dépeindre la vie dissolue du prince héritier, la violence de ses relations amoureuses et son obsession morbide pour les armes à feu, qui devaient le pousser à commettre l’irréparable à 30 ans seulement…
Pour autant, MacMillan sut toujours maintenir un certain équilibre entre transgression et sublimation. Comme Anastasia en est d’ailleurs la métaphore, la frontière entre splendeur et misère, royauté et psychose, est infiniment plus poreuse qu’on ne pourrait le penser dans son œuvre.
Indice de son héritage néoclassique, MacMillan mit ainsi toujours un soin particulier à la conception visuelle de ses ballets.
Grâce au talent de son fidèle acolyte décorateur Nicholas Georgiadis, dorures, reproductions d’époques, costumes luxueux et autres accessoires travaillés ont toujours eu la part belle dans ses productions.
Toutefois, la priorité de MacMillan fut toujours de laisser les corps s’exprimer avec le plus de liberté possible ; quitte à dénuder le plateau complètement ou en partie pour donner plus de relief à la vérité du geste chorégraphique. De même pour les costumes qui, tout en recherchant l’exactitude historique, ne devaient en rien entraver la liberté de mouvement, et au contraire s’adapter fluidement aux mouvements des danseurs - défi de taille pour ses costumiers !
Car même si MacMillan n’a jamais renié la technique classique ni sa structure, il n’en a pas moins cherché à la remettre en question, et à la considérer avec un regard inquisiteur.
Le chorégraphe n’a ainsi jamais hésité à en étendre les capacités expressives, quitte à parfois les disséquer ou franchement s’en émanciper pour mieux atteindre l’effet désiré : mieux cerner les profondeurs du cœur d’un personnage, ou mieux représenter la tragédie d’une situation donnée.
Plus qu’un chorégraphe, MacMillan était bel et bien un “découvreur de mouvements” : ce n’est plus le récit qui est au service de la forme ni du geste ; mais bien l’inverse.
« Je voulais que la danse exprime quelque chose qui sorte largement de son expérience », expliquait MacMillan. « Je devais trouver un moyen d'étirer le langage - sinon j’aurais simplement produit une danse académique stérile.»
Serait-ce la raison pour laquelle il a toujours apprécié le travail d’improvisation avec les danseurs, et a toujours valorisé la richesse que le hasard d’un faux pas lui permettait de découvrir, avant de figer la chorégraphie dans le marbre ?
À la rigidité de la symétrie traditionnelles, c’était bel et bien l’expressivité dans sa forme la plus directe que MacMillan favorisait ; au point qu’il est facile d’oublier que l’on a à faire à un ballet proprement classique. Le Sacre du printemps (pistes 22-23), par exemple, surprit les spectateurs de l’époque par ses prises de liberté, quand bien même il ne fait aucun doute que seule une danseuse classique de formation n’aurait pu interpréter le rôle, par exemple, de l’Élue…
Kenneth MacMillan, en se distinguant par une approche à la fois novatrice et respectueuse du ballet classique, a laissé une empreinte indélébile dans le monde de la danse. Sa carrière, marquée par une quête constante de vérité émotionnelle et de complexité psychologique, témoigne de son désir de dépasser les frontières traditionnelles du ballet. Sa capacité à transformer la danse en un médium d'exploration psychologique et sociale, tout en préservant l'intégrité de la technique classique, fait de lui un véritable pionnier. Son œuvre, marquée par la dualité entre splendeur et misère, reste un témoignage puissant de la condition humaine, résonnant encore aujourd'hui avec une pertinence et une force inégalées.
C’est toute la richesse de cet imaginaire foisonnant, paradoxal et d’une puissance émotionnelle rare, que nous vous invitons à découvrir le 12 novembre au Palais Garnier.
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Titre : Naïs Duboscq (Louise)- Hugo Marchand (Prince Rodolphe)
Copyright : Ann Ray / Opéra national de Paris