« J’ai composé un boléro pour orchestre. C’est une danse d’un mouvement très modéré et constamment uniforme, tant pour la mélodie et l’harmonie que pour le rythme, ce dernier sans cesse marqué par le tambour. Le seul élément de diversité y est apporté par le crescendo orchestral. » - Maurice Ravel
Aux premiers jours de 1928, Maurice Ravel découvre l’Amérique lors d’une longue tournée de quatre mois organisée par son ami George Gershwin. Peu avant son départ, la célèbre danseuse russe Ida Rubinstein a souhaité lui faire la commande d’un ballet. Sur le moment, Ravel ne veut pas s’engager à composer une œuvre originale, mais propose d’orchestrer quelques pièces d’Albeniz. Comme à son habitude, il laisse passer le temps entre le projet et l’exécution. Pendant ce temps, le chef d’orchestre Arbos, à qui les héritiers d’Albeniz ont réservé le droit exclusif d’orchestrer les œuvres du maître, abdique son privilège en faveur de Ravel. Mais il est déjà trop tard ; l'été a porté conseil et Ravel a pris sa décision « J’aurai plus vite fait d’orchestrer ma musique que celle d’un autre ! ».
Quelque temps après ce revirement, le Boléro tel que nous le connaissons se dessine sous la plume de Ravel. Et tout commence par une simple mélodie… « Ne trouvez-vous pas que ce thème a de l’instance ?, écrit-il après avoir débuté la composition, Je m’en vais essayer de le redire un bon nombre de fois sans aucun développement, en graduant de mon mieux mon orchestre. »
Le Boléro répète en effet, avec obstination, sans modulation, deux thèmes de danse, soutenus par des harmonies simples. Tout l’intérêt de la gageure réside dans l’agencement du crescendo orchestral qui prend, à chaque retour des motifs, une couleur rendue plus vive par la venue de timbres nouveaux : flûte, clarinette, hautbois, hautbois d’amour, trombone et saxophone…
La première, donnée au Palais Garnier le 22 novembre 1928 sur une chorégraphie de la maîtresse de ballet russe Bronislava Nijinska, est un succès retentissant. Après cette première triomphale, le Boléro part envoûter les plus grandes salles d’Europe…
En 1960, le chorégraphe français Maurice Béjart donne au Boléro un nouveau souffle en le remettant en gestes. Le concept est simple : il s’agit de donner corps à la musique. Une danseuse principale incarne la Mélodie, le fameux thème évoqué ci-dessus, tandis que le corps de ballet devient le fameux ostinato percussif, le Rythme.
Si Béjart permet à la musique de se faire ainsi chair, c’est parce qu’elle est selon lui profondément charnelle. Il décrit l'œuvre de Ravel en ces termes éloquents : « Musique trop connue et pourtant toujours nouvelle grâce à sa simplicité. Une mélodie – d’origine orientale et non espagnole – s’enroule inlassablement sur elle-même. Symbole féminin, souple et chaud, d’une inévitable unicité. Un rythme mâle qui, tout en restant le même, va en augmentant de volume et d’intensité, dévorant l’espace sonore et engloutissant à la fin la mélodie ».
Ravel sous-entendait-il également cette symbolique du désir et du l'union des corps dans son œuvre originale ? Pour Béjart, cela ne fait aucun doute : « L’idée vient de Ravel lui-même : avec son Boléro, il voulait évoquer une danseuse sur une table, dans une taverne. »
Créé en 1960 avec la danseuse yougoslave Duska Sifnios, le ballet dégage, derrière son apparente sobriété, une sensualité intense. Toujours d'après le chorégraphe, il « distille une énergie évidemment liée à la sexualité. Pour moi, il agit comme un test de Rorschach, révélant la personnalité profonde de ses interprètes... »
Le Boléro de Maurice Béjart pose la première pierre de son emblématique compagnie, le Ballet du XXe siècle, et entre au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris en 1970. Mais ce n'est pas la première fois que Maurice Béjart chorégraphie une œuvre mythique de la musique classique pour orchestre. Il avait déjà créé en 1964 la Neuvième Symphonie sur la partition de Beethoven et des textes de Nietzsche.
En 1979, le chorégraphe prend alors une décision aussi radicale qu’audacieuse : il décide d’inverser les rôles et de placer au centre de la scène un danseur étoile entouré de femmes.
La même année – à l’initiative de Rolf Liebermann, alors directeur de l’Opéra de Paris – une troisième version est également conçue, exclusivement masculine, mettant en scène le danseur Jorge Donn entouré d’hommes.
Depuis, le chorégraphe confie le rôle principal (la Mélodie), tantôt à une danseuse, tantôt à un danseur. Le Rythme, lui, est interprété par un groupe de danseurs. Parmi les interprètes de l’Opéra national de Paris qui se sont succédé dans le rôle de la Mélodie, citons Claude Bessy, Marie-Claude Pietragalla, Charles Jude, Nicolas Le Riche, Marie-Agnès Gillot et bien d'autres encore.